Voici donc la suite de ce dont je parlais ici.
FRANÇOISE HÉRITIER : Les observations, faites aux aubes de l'humanité, sont
concrètes. Le sang est chaud et signifie la vie. L'homme ne le perd
qu'accidentellement ou volontairement, en tout cas de manière active. Il est
considéré comme constamment chaud. La femme perd son sang régulièrement, ce qui
lui donne un caractère froid et humide, et elle le perd sans pouvoir
l'empêcher, ce qui lui confère un caractère passif. Or, dans la plupart des
sociétés, l'actif est masculin et supérieur au passif féminin. Le fait que ces
catégorisations binaires soient hiérarchisées, au-delà de la simple différence,
signifie que la hiérarchie provient d'une autre raison que ces différences
sexuées.
En effet, parmi toutes les observations faites par nos ancêtres, il en est une
particulièrement inexplicable, injuste, exorbitante : les femmes font leurs
semblables, des filles comme elles, les hommes, non. Ils ont besoin des femmes
pour faire leurs fils. Mais cette capacité de produire du différent, des corps
masculins, s'est retournée contre les femmes. Elles sont devenues une ressource
nécessaire à se partager. Les hommes doivent socialement se les approprier sur
la longue durée pour avoir des fils. En outre, des systèmes de pensée
expliquent le mystère de la procréation en plaçant le germe exclusivement dans
la semence masculine. La naissance de filles est un échec du masculin,
provisoire mais nécessaire. Dans cette double appropriation, en esprit et en
corps, naît la hiérarchie. Elle s'inscrit déjà dans les catégories binaires qui
caractérisent les deux sexes, car elles s'accompagnent nécessairement de
dénigrement, de dépossession de la liberté et de confinement dans la fonction
reproductive.
…………………..
LE
POINT : N'y a-t-il pas eu des exemples de microsociétés fondées sur le
matriarcat ?
FRANÇOISE HÉRITIER : Non, le matriarcat est un mythe au sens propre. Les mythes
ont pour fonction de justifier pourquoi les choses sont comme elles sont. Ils
ne racontent pas une réalité historique antérieure, mais une histoire qui
justifie que les hommes dominent maintenant les femmes et détiennent le
pouvoir. On raconte ainsi des histoires de temps anciens où les femmes avaient
le pouvoir et le savoir, mais les utilisaient fort mal. Ce qui justifie
l'intervention masculine pour les remplacer.
……………………….
Il semble tout de même que subsistent dans ces exemples les traces d'un statut féminin différent très différent de celui qui sera le leur dans l'antiquité classique.
Il me semble que
l’archéologie puisse aussi s’appliquer au mythe et en révèle les strates comme
la stratigraphie révèle les niveaux successifs d’un site. C’est du moins ce qui
apparaît avec une suggestive évidence dans le livre de Françoise Gange
Si Schliemann
n’avait pas eu l’intuition que la légende homérique recouvrait une réalité
historique, il n’aurait jamais retrouvé Troie.
Les jeunes gens
et jeunes filles sacrifiés au Minotaure, le sacrifice d’Iphigénie ne sont
peut-être pas que des mythes…
Le fait en somme
que le patriarcat soit universel ne signifie à mes yeux que des formes de
société matriarcales n’aient jamais existé, momentanément et pour une durée
variable, et pour des raisons diverses, avant d’avoir été détruites par le patriarcat.
Le texte de Lucas
E. Briges qui a vécu parmi les indiens Yagans en Terre de Feu et qui a laissé
une description complète de leur mode de vie et de leurs croyances que j’ai
citées plus haut m’a beaucoup intriguée.
"D'après ce
qu'ils racontaient, il y avait relativement peu de temps que les hommes avaient
assumé le commandement..." dit-il. Nous savons, parce que l’archéologie
nous le dit, que
On retrouve bien
là quoi qu’il en soit tout ce que dit Françoise Héritier, cela y adhère même
parfaitement, mais cela ne signifie pas pour autant que ce que narre Briges
n’ait pas également eu lieu historiquement. Le texte est même d’une précision
remarquable et sans équivoque sur les modalités et même l’endroit. Au point que
le narrateur rapporte que, chez les Yagans, les choses se passèrent
pacifiquement, par consensus, par accord mutuel, tandis que chez leurs voisins
Onas une tuerie de femmes avait été perpétrée. Consensus quelque peu forcé par
la menace de la violence ? Extorsion venant compenser le fait que les
femmes peuvent reproduire à la fois la même et le différent ? Car quelle
« magie » pouvaient bien pratiquer les
femmes sinon assurer la reproduction de l’espèce, privilège nié par la nature
aux hommes ? On remaque que leur seule "astuce" consistait à savoir nager, ce que ne savait pas faire les hommes, et à travailler plus qu'eux.
En somme, des
meurtres rituels et périodiques pourraient bien avoir été le scénario d’une
représentation réelle du mythe. Une réactualisation de la prise du pouvoir de
la part des hommes. Et l’on se dit, en pensant à la période actuelle et aux
féminicides qui se perpètrent à Ciudad Juarez et en d’autres endroits du monde
comme l’Inde, que le mythe n’est peut-être pas si éloigné de la réalité.
La domination patriarcale se trouvant ainsi garantie par la violence masculine.
Commentaires :
Re: un mot à Lory
En ce qui concerne la préhistoire, j'ai plutot tendance à considérer que, comme vous le faites remarquer, la vie n'aurait pas pu se perpétuer si les femmes n'avaient pas eu la capacité de s'allier pour survivre ainsi que leur progéniture, d'où l'idée de l'existence d'une forme de gynarchie antérieure au patriarcat.
Ce qu'on m'a objecté sur un forum, c'est qu'on ne peut prendre ce fait en considération puisqu'il aurait été, s'il a été, antérieur à l'apparition du sapiens sapiens et que c'est donc sans intéret. Mais on sait que ce dernier apparait entre 40 et 35 000 ans BP puis que l'archéologie en a retrouvé les témoignages, ce qui ne signifie pas pour autant qu'il ne se soit pas formé avant.
Ensuite, il y a un élément très important: le fait que les hommes ont ignoré durant des dizaines de millénaires la fonction qu'ils ont dans la reproduction; (on sait que les aborigènes d'Australie l'ignorait encore à l'arrivée des blancs). Cela n'exclue pas la thèse de Françoise Héritier, à mon sens, à savoir la jalousie de hommes de ne pas avoir comme les femmes la capacité de reproduire à la fois la meme et le différent. Mais cela explique certainement l'existence d'un culte sans doute universellement répandue à l'aube de l'humanité envers ce que M.Gimbutas a appelé la Grande Déesse dont on a nombre de témoignages artistiques et dont on retrouve les traces jusqu'à la fin de la période archaique de l'Antiquité, et meme au-de là.
Re: un mot à Lory
Merci pour la réponse tout aussi gentille, j'aime votre manière d'aborder les questions et votre écriture. Quant au web, avec les moteurs de recherche, il n'est pas plus profond qu'une flaque d'eau !
Je n'ai pas sous la main de quoi vous donner une réponse détaillée avec toutes les sources que je cite dans la bibliographie commentée qui suit mon roman.
Je voudrais seulement dire ceci : avec l'agriculture qui apparaît vers 10000 avt JC, il n'y a aucun doute à mes yeux sur le patriarcat quasi généralisé dans les sociétés humaines (ce qui n'exclut pas les sociétés matrilinéaires comme vous savez). L'agriculture résout la question alimentaire par la constitution de stocks : céréales, viande sur pattes avec l'élevage, salaisons, fermentation, etc. Dès lors l'homme peut exercer sa force physique impunément sur la femme, car elle est assez nourrie pour assurer la reproduction. Ajoutons que l'élevage agricole permet de reconnaître la paternité. C'est avant que la question se pose.
Quelle qu'ait pu être sa supériorité, l'homo sapiens sapiens apparu voilà 35-40000 ans n'a pu résoudre d'un coup le problème de l'insuffisance alimentaire due à une économie aléatoire de chasseurs-cueilleurs en régions tempérées et froides. La preuve, il a mis 25 à 30000 ans pour y arriver. Les perfectionnements techniques qu'il apporte qui ne sont pas décisifs au début ne suffisent pas à le rendre indépendant sur le plan alimentaire et la meilleure preuve en est l'invention de l'agriculture, sinon on y serait encore vous et moi à chasser à la sagaie en nous gelant au lieu de dialoguer sur internet. Outre les dangers de toutes sortes, la faim fut certainement la compagne habituelle de ces "âges farouches". Il s'ensuit que la question posée par l'indispensable apport d'énergie considérable aux femmes pour assurer la durée du groupe reste valide. Sinon ça ne marche pas. Le modèle de groupe montré dans l'Odyssée de l'espèce (7 ou 8 adultes) est absurde, il faut imaginer, comme je l'ai écrit, des groupes avec de nombreux enfants de tous âges qui croissent pour prendre la relève, ce qui suppose d'ailleurs une sexualité frénétique. Un vrai film sur nos origines serait immanquablement classé X !! Et pour produire ces enfants il faut que les femmes mangent bien tout au long de leur vie nubile ce qui suppose un partage inégal de la ressource quand elle se raréfie, la question du pouvoir surgit alors d'elle-même : comment imposer semblable partage sans lois, croyances et hiérarchies sacralisant la femme qui devient enceinte par magie, puisqu'on ne connaît pas la paternité encore ?
Les études ont montré l'incroyable diversité des réponses des sociétés humaines à une même situation. Il s'ensuit que la solution matriarcale a nécessairement été essayée, comme il est certain que d'autres formes de vie existent dans l'univers. Il reste enfin à questionner les questionneurs : pourquoi cette résistance farouche française à admettre l'idée de gynarchie ou sociétés matriarcales ? Le caractère même absolu de ces résistances suffit à les disqualifier sur un plan épistémologique. Hors de France il n'en est pas de même. Mais nous sommes le pays qui a guillotiné Olympe de Gouges, ne l'oublions pas ! Et qui a osé nommer en 1936 des ministres femmes dont un prix Nobel de physique (Irène Joliot Curie), sans leur donner le droit de vote !!! Pour incapacité intellectuelle à juger de ce qui était nécessaire à la République sans doute ? Le dernier des poivrots incultes pouvait voter, mais pas Irène Joliot-Curie, Nobel 1935. Vit-on jamais situation plus grotesque ?
Bien amicalement à vous. Et bonne fin d'année 2007. David Haziot
un mot à Lory
Car dès qu'on imagine et qu'on modélise ainsi, beaucoup de choses apparaissent et d'autres ne tiennent plus. A lire les préhistoriens on a parfois le sentiment que la vie de ces groupes humains n'a duré qu'un seul jour idyllique. Ce qui permet d'éviter les questions gênantes de la grossesse (74000 calories nécessaires) et de l'allaitement (6 à 700 calories par jour). Comment et où les femmes ont-elles trouvé ces suppléments d'énergie indispensables pour assurer la reproduction de l'espèce sur des centaines de milliers d'années par des latitudes froides où la ressource était faible ? Avant les moyens de production, il y a les moyens de reproduction dont la clef est détenue au plan énergétique par les femmes seules.
David Haziot