Ce texte fait partie de mes « Mémoires », que j’ai (en partie)
rédigées il y a déjà quelques années. Cela fait
partie de l’héritage culturel que je veux laisser à mes enfants, à mes descendants quand j'en aurai, un jour. J’ai essayé de
transcrire mes souvenirs le plus fidèlement possible. Je publie le texte tel
quel :
J’avais tout juste 14 ans, mais
ce fut vraiment l’année des grands changements. C’était le temps où les femmes
commençaient à porter couramment le pantalon. La mode en peu de temps avait
déjà changé en ce printemps, la mini-jupe faisait son apparition dans les
transports en commun (c’est là qu’on voit vraiment la mode de la rue) et les
cheveux des hommes s’allongeaient pour couvrir les oreilles. Les lycéennes, les
étudiantes et les très jeunes femmes s’habillaient comme le mannequin anglais
Twiggy, chaussures à talons et bouts carrés, grandes chaussettes blanches et
jupes courtes, taille basse, pull étroits au nombril. Grande époque du Ricils,
des grands yeux ingénus et dévorants, seuls à ressortir dans un visage ou les
lèvres n’étaient pas soulignées, le rouge à lèvres prenant les couleurs des
fonds de teint. Après 68, un élément vestimentaire allait connaître une fortune
extraordinaire chez les jeunes femmes : le blue-jean, signe évident d’une
certaine égalité des sexes conquise, ou tout au moins fortement revendiquée.
Rien ne laissait prévoir l’ampleur
des mouvements que nous allions connaître ce printemps-là. Le train-train du
quotidien s’écoulait paisiblement, pourrait-on dire, en cette fin du règne
Gaullien. Il y avait à peine un mieux-être dans ma famille après tant d’années
passées « à tirer le diable par la queue » pour boucler les fins de
mois en remboursant le prêt bancaire de la maison que mes parents avaient fait
construire. Pour la première fois, nous avions passé une semaine de vacances à
l’étranger ; nous étions allés à Venise pour Pâques.
Guère plus d’un mois plus tard,
les signes avant-coureurs de ce qui allait suivre apparurent. La télévision en
noir et blanc parlait de revendications estudiantines à Nanterre, dans la
banlieue ouest ; on ne parlait pas encore « d’évènements »,
comme on dit par la suite. Pour autant que je me souvienne, des mouvements de
grève éclatèrent ça et là, mais c’était chose courante et commune qu’il y en
ait de temps à autres. Il y en eut bien évidemment au lycée comme ailleurs,
mais cela n’avait rien de surprenant. Ce qui le fut est la tournure que prirent
les évènements. D’habitude, il ne s’agissait que d’une journée de grève des
enseignants, et nous restions alors tout simplement chez nous. Ce qui fut
différent, et très perceptible dans ce grand lycée qui comptait à l’époque deux
mille cinq cents élèves, c’est que, outre aux professeurs, les classes du
second cycle se mirent en grève et occupèrent le lycée, du jamais vu. Il y eut
des assemblées générales sur la pelouse centrale où tant élèves que professeurs
prenaient tour à tour la parole en ce passant un mégaphone ; tout le monde
avait le sentiment qu’il se passait quelque chose hors du commun.
Je n’étais qu’une gamine et ne
fut jamais qu’une jeune observatrice de ce qui se déroula. La grève générale
fut votée, et il fut décidé de se rendre dans Paris pour rejoindre les cortèges
de manifestants qui commençaient à se former tous les jours. Je n’y suis
évidemment jamais allée, mes parents ne m’auraient d’ailleurs jamais permis de
m’y rendre et je n’en avais du reste nullement le désir, n’étant qu’une gosse
étonnée par la tournure que prenaient ces évènements qui sortaient de
l’ordinaire. Mes parents, qui étaient jeunes alors, se rendirent
souvent dans Paris; désormais la grève générale s’étendait à tous les
secteurs comme une traînée de poudre. Mon père se rendait en vélo là où il
travaillait et où les employés faisaient les piquets de grève à tour de rôle,
et ma mère se rendit quelquefois aux
amphithéâtres archi-combles de
Bientôt, il n’y eut plus de
transports en commun, plus de voitures dans les rues car l’essence vint à
manquer. Plus de télévision ; un écran gris qui ne laissait paraître à
l’heure des nouvelles que des débats politiques. Les gens par contre écoutaient
la radio pratiquement 24 heures sur 24. Il n’y avait dans les supermarchés
qu’une sorte de service minimum assuré par les piquets de grève. La pression du
gaz baissa, la flamme dansait inégale quand on cuisinait, et les coupures de
courant devinrent fréquentes ; il ne fut pas rare de passer les soirées à
écouter la radio à la lueur d’une bougie. Une des choses qui m’a le plus
marquée est que les gens sortaient de chez eux et se parlaient. C’était le
printemps, il faisait beau, les gens le soir étaient sur les troittoirs,
discutaient avec une animation incroyable et leurs yeux brillaient, ils
échangeaient leur point de vue, les dernières nouvelles, une oreille rivée au
transistor. La vie et la ville avaient pris un caractère étrange, d’une
nouveauté absolue, extraordinaire.
Quand De Gaulle se retira à
Colombey, laissant non pas le chaos mais le vide politique et le pouvoir vacant
dans la capitale, il y eut un sentiment d’attente d’une intensité dont je me
souviens parfaitement malgré mon jeune âge à l’époque. Inquiétude n’est pas le
mot. Attente, c’est bien de cela qu’il s’agissait. Les gens attendaient de voir venir les évènements,
attendaient quelque chose.
Une vague inquiétude se fit jour
quand la rumeur courut que De Gaulle avait semble-t-il rencontré le général
Massu quelque part en Allemagne Fédérale. Il y avait encore à l’époque des
troupes alliées stationnées de l’autre côté du Rhin, y compris des troupes
françaises. La radio parla de manœuvres, de mouvements de troupes là-bas, et
les gens pensèrent qu’elles marcheraient, peut-être, sur Paris.
De même que, quand, dix ans plus
tôt, à l’appel radio du même De Gaulle lors d’un de ses fameux discours, celui
du « quarteron de généraux félons » préparant un putsch à Alger pour
prendre le pouvoir en France métropolitaine, avait demandé aux troupes de ne
pas sortir des casernes sauf si lui-même ne leur en donnait l’ordre pour
défendre la république et au peuple de Paris de barrer les accès de la
capitale, il se produisit l’inverse. Le bruit courut que les chars arriveraient
peut-être par l’est, et nombre de personnes se rendirent vers Le Bourget pour
barrer les routes avec leurs voitures. Mais rien de ce genre ne se produisit.
Seules les nombreuses
manifestations que nous savons eurent lieu, parfaitement documentées par les
images filmées de l’époque, que nous avons tous vues.
Quand les
« évènements » prirent fin, tout rentra dans l’ordre et dans la même
apathie que lorsqu’ils avaient commencés. Le courant, la télé, revinrent comme
l’essence aux pompes, et les gens repartirent le week-end à la campagne, moins
en vacances cet été là, désargentés par un long mois de grève. Il y eut les
élections présidentielles et législatives en juin je crois, Pompidou fut élu,
et nous fûmes parmi ceux qui purent partir en vacances. Les séjours dans les
villages de vacances du Comité d’Entreprise ne coûtaient pas très cher, tout le
monde n’avait pas cette chance… Je me souviens que, dans un patelin de province
dans lequel nous nous étions arrêtés en cours de route pour boire un coup, les
autochtones nous regardaient de travers. Un pilier de bar lança à la cantonade
quelqu’invective à notre égard : « …ceux qui ne remplissaient pas
leur devoir civique en n'allant pas voter au second tour et partaient en vacances après
avoir créé du désordre pour profiter des avantages des accords de
Grenelle… », accoudé au comptoir en nous regardant en biais. Ma mère en
sortant lui répondit d’un ton coupant avec un regard méprisant : « le
nôtre est déjà fait et notre député ne vous plairait sûrement pas ». Antique animosité entre Paris et la province,
la province profonde et les grandes villes, parce qu’elles ne furent pas en
reste…
Mais, malgré l’apparente
apathie, le calme revenu et la tranquillité retrouvée,
Ma famille est
pour la majeure partie déchristianisée depuis plusieurs générations. La plupart
ne sont donc pas baptisés, ne sont jamais allés au catéchisme, ne sont pas
mariés à l’église, et n’ont pas fait baptiser leurs enfants. Mes enfants ne
sont pas baptisés non plus. Famille laïque où la laïcité est ancrée dans les
mœurs, une valeur à laquelle on tient, et qui vote à gauche depuis que le droit
de vote existe, sans doutes. Pour l’école publique et opposés à l’école privée.
Mes parents, et
les membres de la famille de leur génération, étaient à l’époque contre la
guerre l’Algérie, ce qui leur a valu bien des brouilles au bureau, chez les
commerçants du quartier. Personne dans ma famille n’a jamais mis les pieds aux
« colonies » du temps où il y en avait.
La majorité de
mes cousins et cousines vivent en région parisienne, dont certains en
Seine-Saint-Denis. Une de mes cousines a mis ses enfants dès le départ dans une
école privée, l’école primaire la plus proche où elle aurait dû les inscrire ne
lui semblant pas offrir toutes les garanties d’apprentissage, pour la raison,
selon son opinion, que les classes étaient majoritairement peuplées d’enfants
d’immigrés.
Un autre de mes
cousins avait mis son fils à l’école publique primaire, également peuplée
majoritairement d’enfants d’immigrés. Il n’avait pas tenu compte des objections
ni de la réprobation de certains de ses collègues et voisins qui s’en
étonnaient, s’en indignaient même. Partant du principe que l’école publique est
l’école de tout le monde et que les enfants des immigrés ne sont pas de ce fait
pires que les autres, il n’était pas revenu sur sa décision. Les choses ne se
passèrent d’ailleurs pas mal, son fils avait ses copains, une situation assez tranquille.
Le fait est que lui et sa femme ont commencé à se poser des questions lorsque
leur fils est arrivé en CM2. Il avait acquis un vocabulaire qui n’était pas
précisément celui en usage en famille, leur laissant quelques perplexités. Les
résultats scolaires étaient bons, même étonnement bons, ce qui a tout de même
fini par surprendre mon cousin et sa femme en constatant les lacunes de leur
fils au niveau de l’analyse grammaticale par exemple, et d’un certain nombre
d’autres choses qu’ils se souvenaient acquises à cet âge. Ils ont décidé, à
regret, de le mettre en classe de 6ème dans une école privée, où il
fut accepté sur présentation du dossier scolaire, n’augurant rien de bon du CES
dans lequel ils auraient en principe dû envoyer leur fils, qui eut au début des
difficultés non indifférentes à se mettre au niveau.
Je n’ai pas connu
ce genre de problème avec mes enfants. Ici, en province, les écoles sont à peu
près ce qu’elles étaient pour ma génération, en France. Par contre, à cause de
l’heure de religion catho, en n’y inscrivant pas mes enfants, j’ai eu quelques
problèmes avec certains enseignants, minoritaires mais il en existe. Ils
avaient tendance à marginaliser mes enfants, tendaient à caser le bon dieu dans
les mathématiques et la grammaire, bref, là où il n’avait absolument rien à
faire, surtout à l’école publique.
J’ai dû me
battre, avec acharnement (mais je suis acharnée), protester dans les assemblées
de parents d’élèves, faire un foin d’enfer en remuant ciel et terre dans les
bureaux des assesseurs municipaux, mener une véritable campagne anticléricale
dans toutes les associations locales (où j’ai obtenu beaucoup de
compréhension), menacer de procès des instits, qui ont fini par en rabattre.
Il y a, ici, des
gens que je ne salue jamais. Auxquels je n’adresse jamais la parole même s’ils
sont à côté de moi au supermarché. Il arrive que je change ostensiblement de
trottoir quand je croise certaines personnes. Quant aux quêteurs venant quêter
pour les fêtes paroissiales, ou les Témoins de Jéhovah, (il y a ça aussi), il y
a beau temps qu’ils ne sonnent plus jamais à ma porte. Il y en a certains que
j’ai dû de virer avec perte et fracas pour qu’ils comprennent de ne jamais
revenir.
Il en est de même
avec l’islam. Les voilées, ce n’est même pas la peine de me parler
d’acceptation à leur égard.
J’ai découvert le
blog très intéressant d’une très jeune femme issue de l’immigration, qui porte
le foulard, et qui parle de son expérience de « femme voilée », de
son malaise au sein de la société française, de ce qu’elle ressent dans le
regard que portent les autres sur elle: les Chroniques d'une voilée désabusée.
Jeune étudiante,
elle a un bagage intellectuel et culturel que peuvent lui envier nombre de
français de souche. Elle possède en outre une excellente maîtrise de la langue
française, qui est sa langue maternelle, et qu’elle manie avec une aisance
remarquable ; c’est même quelqu’un qui, à mon avis, possède d’indéniables
qualités d'écriture, d’autant plus remarquables qu’elle a vingt ans seulement
(du moins, c’est ce qu’elle dit). Une personne qui « sait écrire »,
ce qui n’est pas donné à tout le monde. Son blog n’en est que plus intéressant,
parce qu’il est intelligent.
Je l’ai
pratiquement lu en entier, y compris les commentaires, eux aussi intéressants,
autant que révélateurs. En le lisant, son désarroi me gagne en ce qu’il rejoint
le mien qui est celui d'une autochtone. Je comprends son désenchantement, et le
pessimisme mélancolique qu’elle exprime me touche parce que, comme elle, je ne
vois guère de solution à un problème des plus récurrents actuellement au sein
de la société française, et européenne en général, face à l’islam.
D’un point de vue
critique, le plus objectivement qu’il me soit possible, il me vient à faire
quelques considérations.
Tout d’abord, il
s’agit d’une jeune femme appartenant à la petite bourgeoisie issue de l’immigration,
vivant dans une zone pavillonnaire en région parisienne, dans une réalité bien
différente de celle des grandes cités. Une réalité que je connais bien,
s’agissant de quartiers mixtes où les familles comme la sienne ont généralement
racheté le pavillon de petits vieux partis en retraite dans une maison de
campagne en province.
Elle a choisi de
porter le foulard, non pas tant pour une motivation d’ordre religieux, bien
qu’elle se déclare croyante, et même pratiquante, mais sans plus, comme nombre
de chrétiens se contentent d’aller à la messe à Pâques et à Noël ou en quelques
circonstances telles qu’un mariage ou un baptême, en somme, mais pour une
question identitaire. Parce qu’elle ne se sent pas reconnue comme française à
part entière de par ses origines, dans le pays qui est pourtant le sien ;
Ce qui n’est
guère une situation agréable, il faudrait vraiment être dépourvu de la moindre
humanité pour ne pas s’en rendre compte, ou imbécile pour ne pas le comprendre.
Il ne s’agit bien
évidemment pas d’une paysanne arrivée empaquetée de la tête aux pieds et
s’exprimant difficilement en français, ni de ces filles des cités arrivées avec
difficulté jusqu’en classe de troisième et ayant abandonné l’école, habillées
sans goût à la façon musulmane contemporaine standard. Non, on comprend très
bien en la lisant qu’elle s’habille comme n’importe qu’elle jeune femme de son
âge qui s’habillerait convenablement ; d’ailleurs elle dit elle-même se
vêtir chez H&M entre autre, seules les jupes courtes ne doivent pas faire
partie de sa garde-robe, ni les T.shirts courts dénudant le nombril, une
question de pudeur, ultérieure motivation qu’elle donne a son choix de porter
le foulard. Elle porte simplement un foulard sur la tête, que j’imagine sans
peine assorti au reste de sa toilette ; probablement élégante, sans doute
maquillée normalement. Un foulard sans doutes joli et de bonne qualité, mais
qui fait toute la différence avec les autres françaises.
La question de la
pudeur est quelque chose que je comprends tout à fait, d’ailleurs chez Mauvaise
Herbe toujours, on trouve ce texte, en trois parties, très intéressant à ce propos. Il est vrai que
le regard masculin gêne, inhibe et dérange les femmes, les contraint selon les
endroits et les situations, pour être laissées en paix et passer le plus possible
inaperçues, à être éternellement en T.shirts ample sur jean, à s’habiller de
façon masculine.
Ce que par contre
je perçois en tant que femme autochtone et qu’elle ne semble pas percevoir est
en quelque sorte l’envers de son point de vue. J'aime bien voir l'envers des choses, quel que soit le point de vue qu'on me présente.
Il m’est arrivé,
précisément chez Carrefour, dont elle parle d’ailleurs, de croiser dans le
centre commercial de jeunes franco-maghrébins musulmans occupés à regarder
passer les filles et à faire leurs commentaires à haute voix, pas toujours très
flatteurs, et de les avoir entendu dire, à plusieurs reprises au passage de
jeunes filles voilées, façon « sans goût à la façon musulmane
contemporaine standard », des « Total respect mes soeurs ». On
n’a donc pas droit au respect si on n’a pas ce fameux foulard sur la
tête ? Et vaut-il mieux être empaquetée dans un accoutrement informe pour
avoir la paix que de s’habiller chez H&M et porter un joli foulard dans le
même ton que le reste ?
Cela me laisse
tout de même une certaine amertume. Et je me souviens de ma fille alors âgée de
seize ou dix-sept ans, allant justement chez H&M et autre Pimkie au centre
commercial, se faire systématiquement emmerder par ce genre de types venus de
leur cité, d’autant plus qu’elle est brune et de type méditerranéen. Elle avait
alors fort judicieusement pris l’habitude de répondre en italien, jamais en
français, signifiant par le biais linguistique qu’elle n’appartenait pas à la
communauté musulmane. Cela avait l’effet immédiat de faire cesser tout
harcèlement.
Autrefois, il y a
plus d’une trentaine d’années, la cité (on disait alors les HLM) la plus proche
de chez moi n’était pas celle des alentours qui ait la plus mauvaise
réputation. Il courait cependant des rumeurs sinistres de viols collectifs dans
les caves, et à vrai dire, si l’on ne courait guère de risques à la traverser
en plein jour, il valait mieux éviter d’y passer de nuit, surtout si l’on était
une fille. A l’époque, elle était peuplée de blancs, « petits
blancs » pour beaucoup mais pas seulement puisqu’il y avait aussi les
instits de l’école, quelques profs, des employés ; ce sont les premiers à
l’avoir quittée pour un pavillon, et au fur et à mesure tous les blancs sont
partis, seuls les plus vieux aux maigres retraites y sont restés. Elle s’est
ensuite peuplée d’immigrés, et les mêmes histoires de viols dans les caves
subsistent, ce qui n’est donc pas une spécificité de la population actuelle.
Là où l’amertume
devient désarroi, c’est lorsqu’elle dit que, porter le foulard, c’est vivre
autrement, selon d’autres paramètres. Et vivre selon ses paramètres, c’est être
musulmane, devenir musulmane. Et là, en dépit de toute la compréhension et même
la sympathie que je peux éprouver pour elle en lisant son blog, un mur
infranchissable s’élève, irrémédiablement.
Sans doutes
préfèrerais-je avoir une jeune collègue comme elle plutôt qu’une émule de
Boutin. Son foulard sur la tête pour parler par-dessus un ordinateur ou faire
la pause café ne me dérangerait pas particulièrement. A vrai dire ça me serait
même indifférent. Pour peu qu’elle ait le bon goût de ne pas me parler du bon
dieu, ça me plairait infiniment plus qu’une emmerdeuse avec une croix en
sautoir me remettant le petit Jésus sur le tapis à tout bout de champ.
La question n’est
pas tant dans les rapports personnels, parce qu’on a ou pas des atomes crochus
avec les gens selon les hobbies, les goûts personnels artistiques ou
littéraires, les affinités au niveau du caractère, etc. Le problème se pose,
pour moi, au niveau de la représentation qu’on se fait d’une communauté et plus
encore, et surtout, de l’impact qu’a celle-ci sur vous au quotidien.
Je vais tenter de
m’expliquer. Quand je suis arrivée, depuis Orly, à la station du RER où je suis
descendue, et qui était autrefois une gare de banlieue où il m’arrivait de prendre
le train jusqu’à Gare du Nord, vers sept heures et demi, j’étais la seule
blanche. Je n’avais tout simplement pas l’impression d’être en France, chez
moi, dans le pays où je suis née, où sont nés mes aïeux depuis des siècles.
Certes, la gare n’était plus la même, elle avait été modernisée. Mais ce
n’était pas la cause première de mon dépaysement. Certes, les gens parlaient,
entre autre, français, mais un drôle de français ; pas celui que je parle
habituellement avec ma famille. Il n’y avait que des noirs, disons plutôt en
dégradé du clair au foncé. En observant plus attentivement en attendant
l’autobus qui tardait à venir à cette heure, me sont apparues deux catégories
bien distinctes. Cela ne dépendait pas tellement de la couleur, si je puis
dire, mais de tout un ensemble de facteurs différents selon lesquels il m’était
possible de déterminer qui était français et qui ne l’était pas. Il y avait par
exemple cette femme qui parlait dans une langue inconnue dans son portable,
flanquée de trois mouflets qui ne devaient pas avoir plus de dix-huit mois de
différence, et qui était enceinte d’un quatrième. Cette autre avec sa fille
d’environ sept ans, plutôt bien habillées, qui ne prenait pas le bus parce que
son mari l’attendait en voiture. Cette autre encore assise sous l’abris du bus
et plongée dans un gros bouquin et qui n’en aurait pas levé le nez même au son
de la fanfare. La seule chose « parisienne », ou plutôt citadine,
qu’avaient en commun ces gens, c’était de ne pas s’adresser la parole. En
province, les gens ne restent pas dix minutes à attendre un bus sans se mettre
à parler de la pluie et du beau temps.
Quelques jours
plus tard, je me suis aperçue que faire les courses n’était pas simple, bien
que les boutiques et les supermarchés ne manquent pas. Là encore, je vais
tenter de m’expliquer. Si l’on est français de souche, et donc généralement
dans une zone pavillonnaire, de plus en plus souvent mixte dans une commune de
Seine-Saint-Denis, c’est un peu le parcours du combattant. En fait, on peut se
ravitailler en produits alimentaires autochtones soit au marché, soit dans les
quelques boutiques qui subsistent comme les charcuteries, soit dans un
supermarché relativement *chic*, soit en allant chez Carrefour. Sinon, les
autres commerces et gérances de petites surfaces sont tenues par des arabes. On
n’y trouve donc pas de porc sinon sous plastique dans les supérettes et de la
pire qualité qui soit, et très peu de choix dans la variété. Pareil pour les
vins. On trouve évidemment tout le reste, à des prix très abordables, et de
qualité tout à fait correcte. Et tout ce qu’on veut comme plats cuisinés
asiatiques ou maghrébins. J’aime bien les nems, le cous-cous et les tagines
aussi, mais une fois la semaine, ça me suffit. Le reste du temps, j’ai envie de
manger gaulois. Je suis entrée un jour dans une boulangerie où j’avais
autrefois l’habitude d’aller. Une jeune femme sortit de l’arrière boutique, en
blouse blanche à liseré, avec un foulard couleur saumon sur la tête ; la
gérance avait changé. Je lui ai acheté ma baguette, bien sûr, mais je n’y suis
jamais retournée. Derrière moi sont entrées des personnes qui ont salué la
boulangère dans leur langue ; en France, j’ai envie d’entendre parler
français.
Alors,
inexorablement, les blancs s’en vont, les commerces aussi, et les habitudes
alimentaires traditionnelles s’en vont avec eux.
Des anecdotes sur
la vie quotidienne en banlieue, je pourrais en raconter à la pelle. Comme celle
du père d’un des amis de mon frère. Ce vieil espagnol, adhérent à
Elle ne manque
pas de lucidité, la blogueuse voilée qui est à peu près de l’âge de ma fille,
quand elle dit que, pour sa génération, les dés étaient pipés et que les jeux
étaient faits d’avance. Encore que la précarité soit un lot commun pas
seulement pour ses congénères indigènes.
Elle espère mieux pour la prochaine, qui sera celle de mes petits-enfants.
Peut-être. Je ne sais pas. Peut-être
parce que je suis plus désenchantée qu’elle, étant plus vieille, et que je ne
me fais guère d’illusion sur le genre humain, mais ça n’en prend pas le chemin.
Dans les conditions actuelles, cela me semble parfaitement impossible. Il
faudrait une politique résolument différente de celle qui est. Peut-être celle
de mes arrières-petits-enfants connaîtra-t-elle une amélioration… si le monde
ne pète pas avant.
Donc, un dimanche
matin, quelques jours avant d'attrapper la crève dans le RER, par un froid vif auquel je ne me suis pas encore habituée, sous un ciel
uniformément gris, je vais au marché acheter quelques babioles qui me
manquent : un chapeau imperméable (noir, doublé de velours, noir
également, puisqu’ici il pleut aussi souvent qu’il bruine, que le parapluie ne
sert que s’il pleut averse, mais que s’il bruine on est tout aussi mouillé au
bout de quelques temps que quand il pleut sauf qu’on ne s’en aperçoit que quand
on est bien trempé), et des bottines fourrées parce que je me caille avec les
autres qui ne le sont pas. Et pour flâner, aussi et surtout. Il a bien changé,
ce marché par lequel je passais pour aller au lycée autrefois, le long des
étalages de fruits et légumes et autres denrées alimentaires. La banlieue a
changé, tout y est plus moderne, l’aménagement urbain a amélioré
l’environnement. Les arrêts de bus ont quasiment tous des abris, les rues aux
pavés inégaux ont été asphaltées, la signalisation routière plus visible ;
il est vrai que, là où existaient autrefois des carrefours vivants bordés de
commerces, il y désormais des ronds-points et autres échangeurs immenses, sensés
fluidifier la circulation, garnis
d’arbres et de pelouses, autour desquels il n’y a pas une âme qui vive.
Les étalages des
denrées alimentaires ne subsistent que dans le marché-couvert, rénové, et
vendent de bons produits d’ailleurs, meilleurs que dans les supermarchés. Le
long de l’avenue, des marchands de chaussures, de fringues, de sacs, de meubles
mêmes, d’un peu tout ce qu’on veut, sous-vêtements, collants, chaussettes,
trucs et bidules plus ou moins utiles en tous genres. N’ont subsisté que les
fleuristes, qui doivent être les seuls français dits de souche. Les autres ne
parlent pas toujours très bien français et sont originaires d’un peu partout,
asiatiques, pakistanais ou autres.
Tandis que
j’attends mon tour à la charcuterie (j’ai envie de manger des rillettes, il y a
longtemps que je n’en ai pas mangé), la marchande, une femme à la face
rougeaude, explose en imprécations, vocifère en parlant avec une cliente qui
abonde dans son sens. Je ne comprends pas bien la raison de sa colère.
« Il faudrait tous les renvoyer, moi je les mettrais dans un avion et je
le ferais exploser au dessus de la méditerranée » dit-elle en haletant
proche de la crise d’apoplexie, ce qui accentue sa couperose sous sa tignasse
blondasse et filasse comme de l’étoupe. Je finis par comprendre le sujet de sa
rage ; elle parle des immigrés. « Et pour Madame ? » me
dit-elle, soudain redevenue affable avec un rictus en guise de sourire qui se
voudrait avenant. Je la regarde un instant, puis tourne les talons et la plante
derrière son étal sans un mot.
Pour moi ce ne
sera rien, si j’achetais mes rillettes chez elle, ça risquerait de me couper l’appétit.
J’irai les acheter ailleurs ; elle n’est pas la seule charcutière du
marché. Mdr, je ne voulais pourtant pas manger d'andouille...
La grève des
transports terminée, j’ai eu un soir la mauvaise idée de renter par le RER
depuis Gare du Nord, ce qui, en temps normal vers cinq heures du soir ressemble
assez à ça. Habituée à l’air respirable de la campagne, j’ai beau être fumeuse,
l’air du métro me dérange ; d’ailleurs la plupart du temps je circule dans
Paris en bus, c’est préférable, on y est moins tassé et on a l’avantage de
passer le temps plus agréablement en regardant au dehors.
Le RER arrive,
ouvre ses portes et déverse sur le quai bondé ses voyageurs tassés tandis
qu’une odeur de sueur et de miasmes qui se décolle d’eux me prend à la gorge.
L’air est irrespirable et je me fais la réflexion que cet air empesté doit être
chargé de microbes, virus, bactéries en tout genre, température idéale pour un
véritable bouillon de culture.
Ça ne rate pas,
quelques jours plus tard et bien que vaccinée contre la grippe, je suis malade
à crever, j’ai une fièvre de cheval et ne peux plus me traîner. Je n'ai pas une santé exceptionnelle, si elle n'est pas des plus mauvaises.
Mes parents
sont inquiets, et je me rends compte que ma présence les déboussole, les sort
trop de leurs habitudes. Ils sont beaucoup trop vieux désormais pour que je
puisse rester plusieurs mois chez eux comme je l’avais pensé. Le problème n’est
pas tant le boulot, que j’aurais fini par trouver. Il me faudrait plusieurs
mois pour me réinsérer dans la vie parisienne, et le jeu n’en vaut pas la
chandelle. Eux-mêmes préfèrent que je rentre, mon fils étant encore jeune, ils
sont attristés de le savoir resté seul là-bas. Ils se rendent compte de la situation
qui est la mienne, ils m’aideront comme ils pourront et tant qu’ils pourront,
eux ont de bonnes retraites. Dans sept ans j’aurais droit au minimum vieillesse
italien, j’aurais de toutes façons de quoi faire la jointure.
Ce que je trouverais à Paris, je le trouverai aussi bien à Pise, une ville que j’aime bien d’ailleurs, offrant toutes les comodités et un aéroport. Il me suffit de vendre ma maison et d’y acheter un appartement.
J'ai repris l'avion, et ne me suis pas encore remise, harcelée par une sinusite qui ne semble pas pressée de me quitter; souvenir de la région parisienne.
Par un après-midi
froid et pluvieux, un temps d’ANPE, je m’y rends pour avoir quelques
informations et utiliser gratuitement leurs ordi pour consulter leur site et
éventuellement imprimer ce qui m’intéresse, et leur téléphone pour les
annonces.
Il y a une
dizaine de machines, mais trois sont hors d’usage, et deux seulement ont une
imprimante en état de fonctionnement. J’attends qu’une se libère et m’y colle,
et m’assoie devant un clavier crasseux et gras plutôt répugnant. J’ai les
ongles assez longs pour ne taper que du bout, ça tombe bien. L’imprimante me
débite de travers avec une traînée noire ce dont j’ai besoin mais je m’en
contente. Puis je vais à l’ « Accueil » demander ce que je suis venue
demander. Il doit y avoir deux ou trois personnes devant moi qui poireautent en
attendant leur tour, et deux mochetés aux alentours de la quarantaine qui se
voudraient le chic et le look soi-même en personne s’interrogent pour répondre
à une brave dame en tennis par le froid qu’il fait et vêtue de façon informe,
et qui pour être française « de souche » n’en maltraite pas moins le
français et paraît avoir de sérieux problèmes avec les accords grammaticaux.
Ceux qui z’ont fait leurs zeures n’ont pas les papiers, ou le contraire. Puis
c’est le tour d’un jeune maghrebin qui lui s’exprime dans un français au moins
aussi bon que les deux mochetés pète-sec, mais je ne sais pas si c’est pour une
question de chic ou de look, toujours est-il que les deux mochetés sont du côté
de ceux qui ont un taf et lui de ceux qui n’en ont pas. Ça prend un certain
temps parce qu’apparemment les deux mochetés doivent confabuler pour répondre
tellement ce qu’on leur demande paraît compliqué bien que je suppose qu’on doit
souvent leur demander la même chose et rarement la lune.
L’une est trop
maquillée, plâtrée au fond de teint, avec des boucles d’oreilles moches trop
longues et trop grosses qui s’accrochent à la laine de son pull de sorte que
l’une d’elle n’est plus précisément à la verticale mais suit une curieuse
oblique, ce qui confère un certain ridicule à son look.
L’autre est gringalette
et blafarde derrière ses lunettes qu’elle se remonte avec le médium d’un geste
qui se voudrait chic et pourrait être gracieux si elle n’avait des mains
osseuses et blêmes. Celle-là est perchée sur des bottes à talons aiguilles qui
flottent un peu autour de ses mollets maigrichons, et comme elle les remplit
mal, elle se tortille les pieds à chaque pas. Elle finit pas disparaître en
trottinant sur ses échasses flageolantes dans un antre au fond d’un couloir
avec une liasse de paperasse en emmenant à sa suite le jeune maghrebin pour un "entretien" lance-t-elle à voix haute pour faire remarquer l'importance des prérogatives que son métier lui confère. Le pauvre...
Je suis absorbée
dans une profonde méditation, me demandant en quelle langue il me convient de
siffler dès que l’outrancièrement fardée va me donner le moindre signe de me
prendre de haut puisqu’elle est du côté de ceux qui ont un taf et pas moi. Ça
ne devrait pas me demander un gros effort vue sa dégaine : une dégaine de
« BEP amélioré » par un stage de formation professionnelle. Ça ne rate
pas. D’abord elle ne comprend pas bien ce que je lui ai expliqué plus
clairement qu’un théorème. Je lui répète. Ah, ça y est. Elle a compris. Si je
passe à une demande plus compliquée, ça ne va pas être de la tarte. En
attendant elle me répond d’un air mal aimable qui signifie que je l’emmerde
avec mes questions. Elle sèche sur la seconde et me répond que je dois
m’adresser à l’agence qui a publié l’annonce. Comme c’est à l’autre bout de
Paris et que je n’ai pas envie d’y aller pour rien, ce que je lui objecte, elle
me dit que chaque agence travaille
différemment (?) et qu’elle n’en sait rien, que je dois aller là-bas. Je lui
suggère de téléphoner à cette autre agence. Elle me regarde d’un air excédé et
me répond que les téléphones sont à disposition du public et la communication
gratuite pour le circuit intérieur. Je lui réponds que le numéro n’est pas
mentionné sur le formulaire que je lui tends, comme elle peut le constater. Elle
se décide en soupirant à prendre un annuaire sous son comptoir qu’elle commence
à feuilleter, trouve le numéro, appelle. C’est occupé. C’est moi qui commence à
perdre patience. Bovine, elle continue une action jusqu’au bout comme un
automate sans la moindre initiative pour l’abréger, ou lui donner une
quelconque efficacité. Je lui demande de m’écrire ce numéro sur un bout de
papier, ce qui devrait tout de même rentrer dans le domaine de ses compétences
sans trop lui fatiguer les méninges, lui disant que je vais appeler moi-même,
parce que derrière moi la queue s’allonge.
Maintenant
qu’elle est au téléphone, elle ne veut plus le lâcher. Je ne sais pas ce qui se
passe dans sa cervelle, sans doute veut-elle démontrer qu’elle tient la
situation en main, qu’elle est celle qui détient le pouvoir et que les gens de
l’autre côté de son pupitre dépendent d’elle ; mais pour l’heure elle n’a
en main que le récepteur du téléphone. Je m’agite et me retourne pour attirer
son attention sur la queue qui s’allonge et elle se décide enfin à me donner ce
foutu numéro. Il était temps, j’allais siffler. J’avais opté pour l’anglais, ça
fait classe. Well, do you wanna hold this
phone till tonight ?
De toutes façons
elle n’aurait pas compris ce que je disais mais aurait reconnu la sonorité de
la langue anglaise, m’aurait regardée avec des yeux ronds de grosse vache,
j’aurais pris l’air de quelqu’un qui parle soudain pour soi-même à voix haute
en se souvenant de quelque chose. Ça ne coûte rien et ça défoule, et c’est un
bon moyen, entre autre, pour changer une situation et passer à autre chose rapidement
sans se tuer à donner des explications.
Toujours le
mercredi dans cette bibliothèque. Il y a aussi des adolescentes. Celles-ci sont
noires. Elles pépient comme des oiseaux, rient beaucoup, prennent des notes,
elles semblent préparer à trois quelque chose comme un exposé pour l’école.
Elles parlent bien français, elles, par contre, avec l’accent de Francilie, le même que le mien qui s’est
émoussé au fil des années de ma vie d’expatriée. Elles me font sourire parce
qu’elles me rappellent les années du lycée. Les filles travaillent plus et
mieux que les garçons, c’est bien connu. Je les écoute attentivement parce
qu’elles parlent le français contemporain que je connais assez mal :
machin est « grave » et « y a pas photo » ; il faut
que je me mette au goût du jour parce qu’il pourrait bien m’échoir d'ici peu
une poignée d’heures d’enseignement d’anglais pour un cours de formation pour
des bac-pro option secrétariat, tourisme, etc, et je ne peux tout de même pas
avoir l’air de sortir de ma campagne au milieu de
Tandis que je me
bats avec le clavier azerty, moi qui suis habituée au qwerty, et n’arrête pas de mettre des Q à la place des A, des
points-virgules à la place des points, que je me plante dans les accents et que
des signes zarbis sortent à la place des parenthèses, je vois une sorte de
fantôme, une ombre noire telle Belphégor sillonner les rayons de la
bibliothèque d’un pas alerte. Ça m’intrigue parce qu’il y a bien dans le coin
une école catholique mais aucune bonne sœur n’y enseigne, d’ailleurs les
religieuses n’ont jamais pullulé dans cette ex-banlieue communiste, et les
rares qu’on peut y croiser sont tout sauf des premières jeunesses alertes. Belphégor se
rapproche de l’endroit où je suis et j’en reste médusée : vêtue d'une longue tunique noire lui tombant jusqu'aux pieds, gantée de noir, et portant tchador sur un bandeau blanc qui lui arrive au dessus des sourcils (raison pour laquelle je m'étais demandé s'il s'agissait d'une bonne-soeur un peu bizarre), non seulement elle porte une voilette noire qui lui pend sous les yeux
jusqu’à hauteur de la poitrine comme un bavoir, mais elle porte une autre
voilette maintenue par le bandeau blanc, devant les yeux, qu’elle rabat derrière la tête pour voir clair (quand
même) quand elle se penche sur les rayons.
Un gamin d’une
dizaine d’années portant une calotte contourne les étagères et vient près
d’elle, son fils vraisemblablement. Ils parlent français entre eux, absolument
sans accent, et en croisant son regard aux yeux clairs, bleus-gris, je me rends
compte qu’en réalité il s’agit très certainement d’une française de souche convertie
à l’islam, et affublée de la manière la plus rigoriste.
Elle passe et
repasse devant moi avec son gamin, ils vont d’un pas conquérant qui n’est pas
sans exhibitionnisme, le gamin a ce sourire propre à ces illuminés dont le
narcissisme hypertrophié les font se sentir infiniment supérieurs aux
infidèles. Si jeune ! Saint dieu des laïcs ! Ça a le don de
m’exaspérer. Je sens monter en moi une colère sourde en voyant cette ombre
noire virevolter autour de moi. Je sens que je vais siffler
comme une vipère; c'est plus fort que moi. « O che sia carnevale ? » (c’est
carnaval ?) dis-je entre mes dents mais distinctement quand elle me
passe devant pour la énième fois. Si elle se sent en droit de se balader
déguisée en Belphégor dans une bibliothèque, moi je me sens celui d’y siffler
en italien. Le mot carnevale est trop
proche de son équivalent français carnaval pour ne pas être compris,
d’autant que je l’ai prononcé en en scandant chaque syllabe. Belphégor me
regarde un instant avec sa voilette rejetée derrière la tête, ses yeux ont une
expression curieusement vide, et moi je la fulmine du regard. Elle s’en va
soudain à l’autre bout de la bibliothèque ; c’est ce que je voulais.
Le point me sort
enfin à la place du point-virgule, j’ai domestiqué azerty.
Durant la grève
des transports qui crucifie les parisiens et qui me contraint à rester en
banlieue, je vais à la bibliothèque municipale qui présente l’avantage d’un
accès gratuit aux ordinateurs à ses inscrits, avec la carte de ma mère. Il doit
bien y en avoir une trentaine, pris d’assaut à la sortie des écoles. Je prends
donc la précaution de m’y rendre avant, mais le mercredi il n’y a pas d’heure
qui tienne. Ce mercredi là j’en trouve quand même un où me caser le temps de
relever mon courrier.
Tandis que je
galère avec le clavier azerty auquel je ne suis pas habituée (et il faut que
j’apprenne rapide à me dépatouiller avec), des adolescents sont affairés sur
leur machine. Ce sont pour la plupart des petits maghrebins ; assis à deux
devant un ordi, ils s’entraident pour le faire marcher et se donnent des
conseils pour trouver ce qu’ils cherchent. Ils sont gentils et correctement
habillés, comme tous les adolescents ils sont un peu empruntés et pas très sûrs
d’eux, ils regardent parfois furtivement autour d’eux comme s’ils craignaient
d’être réprimandés pour une raison quelconque alors qu’il n’y en a aucune
puisqu’ils ne font rien de mal, sinon un peu de bruit, comme tous les gamins de
leur âge. Entre eux, ils parlent arabe. Un arabe truffé de mots français, essentiellement
des expressions techniques ou appartenant au vocabulaire de l’informatique.
C’est assez comique parce que je ne comprends évidemment pas un mot de ce
qu’ils se disent, mais de temps à autre j’entends « souris »
blablabla « clique là »…blablabla « téléphone » et ainsi de
suite. Ils parlent aussi français, évidemment, mais d’une façon assez
incorrecte grammaticalement et avec un accent qui me rappelle celui des
pieds-noirs d’autrefois, et qui me surprenait quand j’étais gamine.
Là, effectivement,
l’école a raté quelque chose. Elle n’a pas réussi à leur enseigner le français
correctement. Cela me surprend d’autant plus que les quelques petites
maghrebines de ma classe, il y a 40 ans, le parlaient, elles, sans accent ou
plutôt avec le même que nous. Mais elles étaient alors très minoritaires et
s’assimilaient d’autant plus rapidement à la masse. Aujourd’hui, les choses
sont différentes, les cités étant restées quasi exclusivement peuplées d’immigrés et de
leurs descendants, ils parlent la langue de leur cité, qui n’est jamais le
français, en famille comme au dehors, excepté à l’école, le seul endroit où ils
doivent parler cette langue française qu’ils maîtrisent mal, et encore, pas
durant les récréations à ce qu’il paraît.
Pourtant, nous ne
sommes pas ici en zone 4 de la carte orange. Paris n’est pas très loin et le
métro ou le RER ne sont qu’à quelques arrêts de bus ; on peut même
facilement y aller à pied par les raccourcis. Et il n’y a pas, dans cette
commune qui a été communiste durant des décennies, de grandes cités ni des
forêts de tours. Elles sont relativement petites et noyées dans l’étendue des
pavillons devenus coquets et même assez cossus avec le temps. Les
bicoques d’autrefois sont devenues depuis longtemps des abris de jardin et de
grandes maisons en style « Île-de-France », comme je les appelle, aux
tuiles brunes, ont été construites sur les terrains. Mais, en passant un jour
devant mon ancienne école primaire à l’heure de la sortie, je constate que les
blancs ne représentent guère plus de 10 %. Où vont donc les 90 autres %
essentiellement résidents dans les zones pavillonnaires où dans ces petites
résidences récemment construites et qui ne font pas plus de quatre étages? Dans
les écoles privées, même si elles sont loin de leur domicile. C’est là que vont
aussi les enfants des italiens arrivés avec leurs parents quand j’étais enfant.
Banlieue
Grise métallique et dure,
Comme la banlieue la vie.
Brouillard sur la zone
Lumière blafarde
D’un petit matin bruineux.
Le jour se lève et les phares balaient
L’asphalte visqueux.
Passants hâtifs pressant le pas
Vers d’improbables arrêts
De bus pour s’engloutir
Dans les bouches
Du métro et ressortir
Dans le froid d’un hiver brumeux.
Paris
…et pourtant,
Quand
Comme un large ruban
Doré dans le soleil couchant,
La ville resplendit
Comme une belle femme élégante,
Charmeuse et intelligente.