Toujours le
mercredi dans cette bibliothèque. Il y a aussi des adolescentes. Celles-ci sont
noires. Elles pépient comme des oiseaux, rient beaucoup, prennent des notes,
elles semblent préparer à trois quelque chose comme un exposé pour l’école.
Elles parlent bien français, elles, par contre, avec l’accent de Francilie, le même que le mien qui s’est
émoussé au fil des années de ma vie d’expatriée. Elles me font sourire parce
qu’elles me rappellent les années du lycée. Les filles travaillent plus et
mieux que les garçons, c’est bien connu. Je les écoute attentivement parce
qu’elles parlent le français contemporain que je connais assez mal :
machin est « grave » et « y a pas photo » ; il faut
que je me mette au goût du jour parce qu’il pourrait bien m’échoir d'ici peu
une poignée d’heures d’enseignement d’anglais pour un cours de formation pour
des bac-pro option secrétariat, tourisme, etc, et je ne peux tout de même pas
avoir l’air de sortir de ma campagne au milieu de
Tandis que je me
bats avec le clavier azerty, moi qui suis habituée au qwerty, et n’arrête pas de mettre des Q à la place des A, des
points-virgules à la place des points, que je me plante dans les accents et que
des signes zarbis sortent à la place des parenthèses, je vois une sorte de
fantôme, une ombre noire telle Belphégor sillonner les rayons de la
bibliothèque d’un pas alerte. Ça m’intrigue parce qu’il y a bien dans le coin
une école catholique mais aucune bonne sœur n’y enseigne, d’ailleurs les
religieuses n’ont jamais pullulé dans cette ex-banlieue communiste, et les
rares qu’on peut y croiser sont tout sauf des premières jeunesses alertes. Belphégor se
rapproche de l’endroit où je suis et j’en reste médusée : vêtue d'une longue tunique noire lui tombant jusqu'aux pieds, gantée de noir, et portant tchador sur un bandeau blanc qui lui arrive au dessus des sourcils (raison pour laquelle je m'étais demandé s'il s'agissait d'une bonne-soeur un peu bizarre), non seulement elle porte une voilette noire qui lui pend sous les yeux
jusqu’à hauteur de la poitrine comme un bavoir, mais elle porte une autre
voilette maintenue par le bandeau blanc, devant les yeux, qu’elle rabat derrière la tête pour voir clair (quand
même) quand elle se penche sur les rayons.
Un gamin d’une
dizaine d’années portant une calotte contourne les étagères et vient près
d’elle, son fils vraisemblablement. Ils parlent français entre eux, absolument
sans accent, et en croisant son regard aux yeux clairs, bleus-gris, je me rends
compte qu’en réalité il s’agit très certainement d’une française de souche convertie
à l’islam, et affublée de la manière la plus rigoriste.
Elle passe et
repasse devant moi avec son gamin, ils vont d’un pas conquérant qui n’est pas
sans exhibitionnisme, le gamin a ce sourire propre à ces illuminés dont le
narcissisme hypertrophié les font se sentir infiniment supérieurs aux
infidèles. Si jeune ! Saint dieu des laïcs ! Ça a le don de
m’exaspérer. Je sens monter en moi une colère sourde en voyant cette ombre
noire virevolter autour de moi. Je sens que je vais siffler
comme une vipère; c'est plus fort que moi. « O che sia carnevale ? » (c’est
carnaval ?) dis-je entre mes dents mais distinctement quand elle me
passe devant pour la énième fois. Si elle se sent en droit de se balader
déguisée en Belphégor dans une bibliothèque, moi je me sens celui d’y siffler
en italien. Le mot carnevale est trop
proche de son équivalent français carnaval pour ne pas être compris,
d’autant que je l’ai prononcé en en scandant chaque syllabe. Belphégor me
regarde un instant avec sa voilette rejetée derrière la tête, ses yeux ont une
expression curieusement vide, et moi je la fulmine du regard. Elle s’en va
soudain à l’autre bout de la bibliothèque ; c’est ce que je voulais.
Le point me sort
enfin à la place du point-virgule, j’ai domestiqué azerty.