Ce texte fait partie de mes « Mémoires », que j’ai (en partie)
rédigées il y a déjà quelques années. Cela fait
partie de l’héritage culturel que je veux laisser à mes enfants, à mes descendants quand j'en aurai, un jour. J’ai essayé de
transcrire mes souvenirs le plus fidèlement possible. Je publie le texte tel
quel :
J’avais tout juste 14 ans, mais
ce fut vraiment l’année des grands changements. C’était le temps où les femmes
commençaient à porter couramment le pantalon. La mode en peu de temps avait
déjà changé en ce printemps, la mini-jupe faisait son apparition dans les
transports en commun (c’est là qu’on voit vraiment la mode de la rue) et les
cheveux des hommes s’allongeaient pour couvrir les oreilles. Les lycéennes, les
étudiantes et les très jeunes femmes s’habillaient comme le mannequin anglais
Twiggy, chaussures à talons et bouts carrés, grandes chaussettes blanches et
jupes courtes, taille basse, pull étroits au nombril. Grande époque du Ricils,
des grands yeux ingénus et dévorants, seuls à ressortir dans un visage ou les
lèvres n’étaient pas soulignées, le rouge à lèvres prenant les couleurs des
fonds de teint. Après 68, un élément vestimentaire allait connaître une fortune
extraordinaire chez les jeunes femmes : le blue-jean, signe évident d’une
certaine égalité des sexes conquise, ou tout au moins fortement revendiquée.
Rien ne laissait prévoir l’ampleur
des mouvements que nous allions connaître ce printemps-là. Le train-train du
quotidien s’écoulait paisiblement, pourrait-on dire, en cette fin du règne
Gaullien. Il y avait à peine un mieux-être dans ma famille après tant d’années
passées « à tirer le diable par la queue » pour boucler les fins de
mois en remboursant le prêt bancaire de la maison que mes parents avaient fait
construire. Pour la première fois, nous avions passé une semaine de vacances à
l’étranger ; nous étions allés à Venise pour Pâques.
Guère plus d’un mois plus tard,
les signes avant-coureurs de ce qui allait suivre apparurent. La télévision en
noir et blanc parlait de revendications estudiantines à Nanterre, dans la
banlieue ouest ; on ne parlait pas encore « d’évènements »,
comme on dit par la suite. Pour autant que je me souvienne, des mouvements de
grève éclatèrent ça et là, mais c’était chose courante et commune qu’il y en
ait de temps à autres. Il y en eut bien évidemment au lycée comme ailleurs,
mais cela n’avait rien de surprenant. Ce qui le fut est la tournure que prirent
les évènements. D’habitude, il ne s’agissait que d’une journée de grève des
enseignants, et nous restions alors tout simplement chez nous. Ce qui fut
différent, et très perceptible dans ce grand lycée qui comptait à l’époque deux
mille cinq cents élèves, c’est que, outre aux professeurs, les classes du
second cycle se mirent en grève et occupèrent le lycée, du jamais vu. Il y eut
des assemblées générales sur la pelouse centrale où tant élèves que professeurs
prenaient tour à tour la parole en ce passant un mégaphone ; tout le monde
avait le sentiment qu’il se passait quelque chose hors du commun.
Je n’étais qu’une gamine et ne
fut jamais qu’une jeune observatrice de ce qui se déroula. La grève générale
fut votée, et il fut décidé de se rendre dans Paris pour rejoindre les cortèges
de manifestants qui commençaient à se former tous les jours. Je n’y suis
évidemment jamais allée, mes parents ne m’auraient d’ailleurs jamais permis de
m’y rendre et je n’en avais du reste nullement le désir, n’étant qu’une gosse
étonnée par la tournure que prenaient ces évènements qui sortaient de
l’ordinaire. Mes parents, qui étaient jeunes alors, se rendirent
souvent dans Paris; désormais la grève générale s’étendait à tous les
secteurs comme une traînée de poudre. Mon père se rendait en vélo là où il
travaillait et où les employés faisaient les piquets de grève à tour de rôle,
et ma mère se rendit quelquefois aux
amphithéâtres archi-combles de
Bientôt, il n’y eut plus de
transports en commun, plus de voitures dans les rues car l’essence vint à
manquer. Plus de télévision ; un écran gris qui ne laissait paraître à
l’heure des nouvelles que des débats politiques. Les gens par contre écoutaient
la radio pratiquement 24 heures sur 24. Il n’y avait dans les supermarchés
qu’une sorte de service minimum assuré par les piquets de grève. La pression du
gaz baissa, la flamme dansait inégale quand on cuisinait, et les coupures de
courant devinrent fréquentes ; il ne fut pas rare de passer les soirées à
écouter la radio à la lueur d’une bougie. Une des choses qui m’a le plus
marquée est que les gens sortaient de chez eux et se parlaient. C’était le
printemps, il faisait beau, les gens le soir étaient sur les troittoirs,
discutaient avec une animation incroyable et leurs yeux brillaient, ils
échangeaient leur point de vue, les dernières nouvelles, une oreille rivée au
transistor. La vie et la ville avaient pris un caractère étrange, d’une
nouveauté absolue, extraordinaire.
Quand De Gaulle se retira à
Colombey, laissant non pas le chaos mais le vide politique et le pouvoir vacant
dans la capitale, il y eut un sentiment d’attente d’une intensité dont je me
souviens parfaitement malgré mon jeune âge à l’époque. Inquiétude n’est pas le
mot. Attente, c’est bien de cela qu’il s’agissait. Les gens attendaient de voir venir les évènements,
attendaient quelque chose.
Une vague inquiétude se fit jour
quand la rumeur courut que De Gaulle avait semble-t-il rencontré le général
Massu quelque part en Allemagne Fédérale. Il y avait encore à l’époque des
troupes alliées stationnées de l’autre côté du Rhin, y compris des troupes
françaises. La radio parla de manœuvres, de mouvements de troupes là-bas, et
les gens pensèrent qu’elles marcheraient, peut-être, sur Paris.
De même que, quand, dix ans plus
tôt, à l’appel radio du même De Gaulle lors d’un de ses fameux discours, celui
du « quarteron de généraux félons » préparant un putsch à Alger pour
prendre le pouvoir en France métropolitaine, avait demandé aux troupes de ne
pas sortir des casernes sauf si lui-même ne leur en donnait l’ordre pour
défendre la république et au peuple de Paris de barrer les accès de la
capitale, il se produisit l’inverse. Le bruit courut que les chars arriveraient
peut-être par l’est, et nombre de personnes se rendirent vers Le Bourget pour
barrer les routes avec leurs voitures. Mais rien de ce genre ne se produisit.
Seules les nombreuses
manifestations que nous savons eurent lieu, parfaitement documentées par les
images filmées de l’époque, que nous avons tous vues.
Quand les
« évènements » prirent fin, tout rentra dans l’ordre et dans la même
apathie que lorsqu’ils avaient commencés. Le courant, la télé, revinrent comme
l’essence aux pompes, et les gens repartirent le week-end à la campagne, moins
en vacances cet été là, désargentés par un long mois de grève. Il y eut les
élections présidentielles et législatives en juin je crois, Pompidou fut élu,
et nous fûmes parmi ceux qui purent partir en vacances. Les séjours dans les
villages de vacances du Comité d’Entreprise ne coûtaient pas très cher, tout le
monde n’avait pas cette chance… Je me souviens que, dans un patelin de province
dans lequel nous nous étions arrêtés en cours de route pour boire un coup, les
autochtones nous regardaient de travers. Un pilier de bar lança à la cantonade
quelqu’invective à notre égard : « …ceux qui ne remplissaient pas
leur devoir civique en n'allant pas voter au second tour et partaient en vacances après
avoir créé du désordre pour profiter des avantages des accords de
Grenelle… », accoudé au comptoir en nous regardant en biais. Ma mère en
sortant lui répondit d’un ton coupant avec un regard méprisant : « le
nôtre est déjà fait et notre député ne vous plairait sûrement pas ». Antique animosité entre Paris et la province,
la province profonde et les grandes villes, parce qu’elles ne furent pas en
reste…
Mais, malgré l’apparente
apathie, le calme revenu et la tranquillité retrouvée,