Mère, je ne sais pas très bien ce que ça veut dire. J’ai eu une génitrice, je
pourrais dire avoir eu une grande-sœur, et une grand-mère, mais une mère, non. Ma génitrice fut davantage
une grande-sœur qu’une mère, et ma grand-mère une nourrice qu’une grand-mère.
J’aimais bien ma grande-sœur et ma nounou, ma génitrice et ma grand-mère, pas
tellement.
Ma grand-mère fut
une usurpatrice, une voleuse d’enfant. Une vilaine sorcière qui voulut prendre
la place de ma mère. Et ma génitrice fut une femme qui ne voulait pas se marier
et encore moins avoir d’enfants, mais qui y fut contrainte et eut une enfant
contre son gré : moi. Certes, si la contraception avait existé en ce temps
là, cela lui aurait évité bien des désagréments, ainsi qu’à moi. Mais il n’y
avait guère que l’avortement clandestin sur la table de la cuisine, un moyen
bien extrême comportant bien des risques ; ma génitrice n’en était pas
réduite à cette extrémité-là. Non que son mariage avec mon géniteur fut la
réparation d’une grossesse avancée, puisque je naquis onze mois après leur
mariage de façon règlementaire. La pression sociale poussa ma génitrice à
épouser mon géniteur : il l’aimait tellement ! Si une tentative de
suicide n’était pas une preuve d’amour ! Et si après ça elle ne
l’acceptait pas pour époux, c’est bien qu’elle était une sans cœur, une renégate,
qui aurait mérité d’être mise au ban de la famille, au rebut de la société.
Cette femme
intelligente, aînée d’une famille ouvrière, élève si brillante et douée qu’on
lui avait fait sauter deux classes à l’école, années d'avance qu’elle reperdit durant la guerre
et l’exode, les changements de résidence et de lycée, arrivée première de son
canton au Brevet si bien qu’en septembre 45 l’Inspecteur d’Académie nommé par le CNR alla
en personne chez mes grands-parents lui proposer une bourse pour l’Ecole
Normale d’Instituteur, la refusa.
Elle sentit la
réticence de sa famille. Eut-elle été un garçon que ses parents auraient sauté
de joie. Mais elle n’était qu’une fille. Et elle avait aussi envie d’avoir un
peu d’argent pour elle, et de gagner sa vie, tout de suite. Elle aida sa copine d’école, fille unique,
qui réussit tout de même à rentrer à l’Ecole Normale avec un an de retard, à faire les devoirs que
l’autre avait bien du mal à faire. La copine a fini directrice. Ma génitrice a
fini par partir avec à peu près la même retraite que la copine après avoir
travaillé deux fois plus.
Elle épousa donc un type très ordinaire, quoique bel homme, et qui l'aimait follement, c'est le moins qu'on puisse dire. On imagine la
sympathie que sa belle-mère lui portait… Sa belle-mère… ma grand-mère, ma
nounou, qui me confisqua. Ma génitrice était jeune, et travaillait, les gens travaillaient
48 heures par semaine pour gagner des petits salaires et être fort mal logés,
dans ce temps-là.
Six ans plus
tard, la maison était construite, ma génitrice avait entre temps eu envie de
devenir mère et était à nouveau
enceinte, volontairement cette fois, et moi je devais rentrer à l’école
primaire. On ne pouvait décemment pas me laisser chez ma grand-mère, ça aurait
eu l’air de quoi ? Peut-être bien d’ailleurs que ma génitrice avait
escogité ce stratagème du second enfant pour faire d’une pierre deux coups et
me récupérer, preuve qu’elle ne m’avait pas oubliée; d’ailleurs elle et son
mari mon géniteur me récupéraient en général le dimanche et pendant les
vacances.
Ma grand-mère
n’entendait cependant pas se voir déposséder de ses droits sur moi ( ?) si
facilement. Et moi, j’étais pour ainsi dire dans la situation de quelqu’un qui
a le cul entre deux chaises… Mon enfance se passa en tiraillements, essuyant le
ressentiment d’une génitrice à mon égard et en éprouvant une culpabilité folle
quand je n’y pouvais rien. J’eus un petit-frère,
que je ne mourrais pas d’envie d’avoir. Toujours est-il que je l’aimais
bien ; un bébé je trouvais ça marrant, c’était plus intéressant qu’un
petit chien, ça n’a pas tardé à marcher à quatre pattes et à cavaler dans la
maison, ça faisait plein de bêtises, ce qui avait donc l’avantage de ne pas
monopoliser l’attention sur les miennes, même si je n’en faisais pas tellement.
Seulement voilà, moi j’étais une fille et on ne me les passait pas tellement,
lui c’était un garçon, blond aux yeux bleus en plus (décidément quand le sort adverse s'en mele, c'est à croire que le bon dieu est sadique), la joie de ma mère, et c’était bien normal qu’il en fasse, c’était même une
preuve d’audace…
Qu’à cela ne
tienne, ce n’était qu’un morpion dans le giron de notre génitrice, et moi
j’allais jouer dehors avec les mômes du quartier, la génération du baby boum
étant nombreuse, ce n’était pas ce qui manquait, et la rue était à nous ;
dans ce temps là, il y avait moins de voitures que maintenant. Nous faisions
des parties de balle aux prisonniers,
de gendarmes et voleurs
d’enfer ; je vois mal les enfants jouer au milieu des bagnoles de nos
jours comme nous le faisions alors en toute quiétude.
Mais ce que je ne
peux pas oublier, et qui me gâchait mon plaisir, c’était de devoir m’occuper du
petit-frère. Je vois encore la
fenêtre de la cuisine, qui donnait sur la rue, s’ouvrir, et ma mère y apparaître. J’entend encore sa voix, impérieuse, me crier : occupe-toi de ton petit-frère. Et de me faire engueuler chaque fois
que cet emmerdatoire couinait sur son tricycle ou descendait du trottoir. Mais
qu’aurai-je dû faire ? La baby-sitter ? Cesser de jouer et rester
plantée là à surveiller ce marmot quand j’étais prise dans le feu de l’action
et du jeu ? Je n’étais, moi aussi, qu’une enfant. C’était une véritable
hantise que ce mouflet. Et zut ! Elle avait voulu l’avoir, ce moutard, ma
génitrice, je ne lui avais rien demandé, elle n’avait qu’à se le garder !
Je n’étais pas la nurse de mon frère !
Ainsi commence le
formatage des fillettes : faire la vice-mère
pour les frères et sœurs plus jeunes. Cela m’a toujours révoltée ; je n’ai
jamais accepté ce rôle. Je l’ai toujours joué de mauvaise grâce avec mon frère.
J’ai eu par la suite moi aussi deux enfants, une fille aînée puis un garçon
ayant à peu près la même différence d’âge que nous avions mon frère et moi. Je
n’ai jamais exigé de ma fille ce que ma mère exigeait de moi, j’ai traité mes
enfants de manière beaucoup plus égalitaire…en exigeant la même chose des deux
dans les mêmes proportions. Ma fille a été beaucoup moins entravée et beaucoup
plus libre que je ne l’ai été, et mon fils plus dégourdi et autonome que ne
l’était mon frère.