Je demandai donc
à ma mère ce que j’allais bien pouvoir réciter. « Un poème de Jacques
Prévert, dit-elle après réflexion ; c’est bien pour les enfants ». Je
les connaissais déjà, parce qu’elle m'en avait lus, ou récités plusieurs. Elle connaîssait
(et connaît encore en dépit de son âge) par cœur, des tirades entières des
classiques. Elle adorait le théâtre et aurait sans doutes fait une excellente
actrice, elle avait d’ailleurs dans sa jeunesse commencé à en faire, ce qui
avait médusé sa famille qui était allée la voir jouer dans je ne sais quelles
circonstances mais, n’étant déjà pas encline à lui laisser faire l’Ecole
Normale, il était encore moins question de la laisser devenir actrice, et
l’expérience se limita au théâtre amateur.
Sans doute
n’avait-elle pas envie de se farcir une récitation traînant en longueur durant
la corvée de repassage (le moment du repassage était par la même occasion
dévolu aux récitations). Aussi me conseilla-t-elle Quartier libre. C’était celle qui m’amusait le plus, mais je
craignais que ce soit bien court et que cela déplaise à la maîtresse ; je
ne voulais pas avoir l’air d’avoir profité de la récitation libre pour ne rien foutre. « Mais non, dit-elle. La
maîtresse appréciera certainement que ça ne soit pas trop long, elle doit en
entendre 35 ». Dans ce temps là, les classes étaient nombreuses et
oscillaient entre 30 et 40 élèves, du moins là où j’étais. « Et puis il
suffit de mettre le ton, ça ira très
bien, tu verras.»
Quand ce fut mon
tour, je récitais donc « Quartier libre», en mettant le ton. Je m’en souviens encore des décennies plus tard
(comme de tant d’autres d’ailleurs) tant c’est resté gravé dans ma mémoire, et
je ne résiste pas au plaisir de la réciter encore :
J’ai mis mon képi
dans la cage
et j’ai mis l’oiseau
sur ma tête
Alors
on ne salue
plus
a demandé le
commandant
Non
on ne salue plus
a répondu
l’oiseau.
Ah bon
excusez-moi je
croyais qu’on saluait
a dit le
commandant
Vous êtes tout
excusé tout le monde peut se tromper
A dit l’oiseau.
Je retournai à ma
place dans un silence où on aurait entendu les mouches voler, ce qui est tout
de même assez rare dans une classe de 35 élèves. J’étais un peu gênée, me
disant que je n’aurais pas dû écouter ma mère qui avait toujours de ces idées
bizarres qui vous laissaient pantois, et que j’aurai dû réciter un truc banal et
ordinaire comme tout le monde.
Sans doutes ai-je hérité de certains dons de ma mère, du moins de celui de la récitation. La maîtresse avait
un petit sourire en coin les yeux rivés sur son registre pour appeler la
suivante quand on commença à entendre ça et là des rires étouffés, quelques
unes commencèrent à pouffer, puis un éclat de rire général salua Jacques
Prévert et son Quartier libre, la maîtresse aussi.